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MARDI 17 MAI
ROSA FIGUEROLA SE RÉVEILLA à 6 h 10 le mardi, fit un jogging soutenu le long de Norr Mälarstrand, prit une douche et pointa son entrée à l’hôtel de police à 8 h 10. Elle passa la première heure de la matinée à dresser un compte rendu avec les conclusions qu’elle avait tirées la veille.
A 9 heures, Torsten Edklinth arriva. Elle lui accorda vingt minutes pour expédier son éventuel courrier du matin, puis elle alla frapper à sa porte. Elle attendit dix minutes pendant lesquelles son chef lut son compte rendu. Il lut les quatre feuilles A4 deux fois du début à la fin. Pour finir, il la regarda.
— Le secrétaire général, dit-il pensivement.
Elle hocha la tête.
— Il a forcément approuvé la mise à disposition de Mårtensson. Il doit par conséquent savoir que Mårtensson ne se trouve pas au contre-espionnage où il devrait se trouver, à en croire la Protection des personnalités.
Torsten Edklinth ôta ses lunettes, sortit une serviette en papier et les nettoya méticuleusement. Il réfléchit. Il avait rencontré le secrétaire général Albert Shenke à des réunions et des conférences internes un nombre incalculable de fois, mais il ne pouvait pas dire que personnellement il le connaissait bien. C’était un individu relativement petit, aux cheveux fins et blond-roux, et dont le tour de taille avait gonflé au fil des ans. Il savait que Shenke avait au moins cinquante-cinq ans et qu’il avait travaillé à la Säpo pendant au moins vingt-cinq ans, voire davantage. Il était secrétaire général depuis dix ans et auparavant il avait été secrétaire général adjoint ou avait occupé d’autres postes au sein de l’administration. Il percevait Shenke comme une personne taciturne qui n’hésitait pas à recourir à la force. Edklinth n’avait aucune idée de la manière dont Shenke employait son temps libre, mais il se souvenait de l’avoir vu un jour dans le garage de l’hôtel de police en vêtements décontractés, des clubs de golf sur l’épaule. Il avait aussi croisé Shenke une fois à l’opéra par hasard, plusieurs années auparavant.
— Il y a une chose qui m’a frappée, dit Rosa.
— Je t’écoute.
— Evert Gullberg. Il a fait son service militaire dans les années 1940, puis il est devenu juriste spécialisé dans la fiscalité et a disparu dans le brouillard dans les années 1950.
— Oui ?
— Quand on parlait de ça, on parlait de lui comme s’il avait été un tueur à gages.
— Je sais que ça peut paraître tiré par les cheveux, mais…
— Ce qui m’a frappée, c’est qu’il a tellement peu de passé dans les documents que ça semble presque fabriqué. Dans les années 1950 et 1960, la Säpo, tout comme les services secrets de l’armée, a monté des entreprises à l’extérieur de la maison mère.
Torsten Edklinth hocha la tête.
— Je me demandais quand tu allais penser à cette possibilité.
— J’ai besoin d’une autorisation d’entrer dans les fichiers du personnel des années 1950, dit Rosa Figuerola.
— Non, dit Torsten Edklinth en secouant la tête. On ne peut pas entrer dans les archives sans l’autorisation du secrétaire général et on ne veut pas attirer l’attention avant d’en avoir un peu plus sous la main.
— Alors comment on va procéder, d’après toi ?
— Mårtensson, dit Edklinth. Trouve sur quoi il travaille.
LISBETH SALANDER EXAMINAIT SOIGNEUSEMENT le Système d’aération dans sa chambre fermée à clé quand elle entendit la porte s’ouvrir et vit le Dr Anders Jonasson entrer. Il était plus de 22 heures le mardi. Il l’interrompit dans ses projets d’évasion de Sahlgrenska.
Elle avait mesuré la partie aération de la fenêtre et constaté que sa tête pourrait passer et qu’elle ne devrait pas avoir trop de problèmes à faire suivre aussi le reste du corps. Il y avait trois étages entre elle et le sol, mais une combinaison de draps déchirés et une rallonge de trois mètres de long d’une lampe d’appoint devraient aider à résoudre ce problème.
En pensée, elle avait planifié sa fuite dans le moindre détail. Le problème était les vêtements. Elle avait des culottes et la chemise de nuit du Conseil général, et une paire de sandales en plastique qu’on lui avait prêtée. Elle avait 200 couronnes en liquide que lui avait données Annika Giannini pour pouvoir commander des sucreries au kiosque de l’hôpital. Ça suffirait pour un jean et un tee-shirt chez les Fourmis, à condition qu’elle sache localiser le fripier à Göteborg. Le reste de l’argent devait suffire pour pouvoir appeler Plague. Ensuite les choses se mettraient en ordre. Elle envisageait d’atterrir à Gibraltar quelques jours après son évasion pour ensuite se construire une nouvelle identité quelque part dans le monde.
Anders Jonasson hocha la tête et s’assit dans le fauteuil des visiteurs. Elle fit de même au bord du lit.
— Salut Lisbeth. Désolé de ne pas avoir eu le temps de venir te voir ces jours-ci, mais on m’a fait des misères aux urgences et en plus j’ai été désigné pour servir de mentor à deux jeunes médecins ici.
Elle hocha la tête. Elle ne s’était pas attendue à ce que cet Anders Jonasson lui rende des visites particulières.
Il prit son dossier et examina attentivement sa courbe de température et sa médication. Il nota qu’elle restait stable entre 37 et 37,2 degrés et qu’au cours de la semaine, elle n’avait pas eu besoin d’antalgiques pour ses maux de tête.
— C’est le Dr Endrin qui est ton médecin. Tu t’entends bien avec elle ?
— Elle est OK, répondit Lisbeth sans grand enthousiasme.
— Ça te va si je t’examine ?
Elle hocha la tête. Il sortit une lampe-stylo de sa poche, se pencha vers elle et éclaira ses yeux pour vérifier la contraction des pupilles. Il lui demanda d’ouvrir la bouche et examina sa gorge. Ensuite il mit doucement les mains autour de son cou et tourna sa tête en avant et en arrière, puis sur les côtés, plusieurs fois.
— Pas de problèmes avec la nuque ? demanda-t-il.
Elle secoua la tête.
— Et le mal de crâne ?
— Il revient de temps en temps, mais ça passe.
— Le processus de cicatrisation est toujours en cours. Le mal de tête va disparaître progressivement.
Ses cheveux étaient encore tellement courts qu’il n’eut qu’à écarter une petite touffe pour tâter la cicatrice au-dessus de l’oreille. Elle ne présentait pas de problème, mais il restait une petite croûte.
— Tu as encore gratté la plaie. Arrête ça, tu m’entends.
Elle hocha la tête. Il prit son coude gauche et souleva son bras.
— Est-ce que tu arrives à lever le bras toute seule ?
Elle leva le bras.
— Est-ce que tu ressens une douleur ou une gêne à l’épaule ?
Elle secoua la tête.
— Ça tire ?
— Un peu.
— Je crois que tu devrais travailler les muscles de l’épaule un peu plus.
— C’est difficile quand on est enfermé à clé.
Il lui sourit.
— Ça ne va pas durer éternellement. Est-ce que tu fais les exercices que t’a indiqués le thérapeute ?
Elle hocha la tête.
Il prit le stéthoscope et l’appliqua contre son propre poignet pour le chauffer. Puis il s’assit sur le bord du lit, déboutonna la chemise de nuit de Lisbeth, écouta son cœur et prit son pouls. Il lui demanda de se pencher en avant et plaça le stéthoscope sur son dos pour écouter les poumons.
— Tousse.
Elle toussa.
— OK. Tu peux reboutonner ta chemise. Médicalement parlant, tu es plus ou moins rétablie.
Elle hocha la tête. Elle s’attendait à ce qu’il se lève en promettant de revenir la voir dans quelques jours, mais il resta sur le bord du lit. Il ne dit rien pendant un long moment et il avait l’air de réfléchir. Lisbeth attendit patiemment.
— Tu sais pourquoi je suis devenu médecin ? demanda-t-il soudain.
Elle secoua la tête.
— Je viens d’une famille d’ouvriers. J’ai toujours voulu devenir médecin. En fait, je voulais devenir psychiatre quand j’étais ado. J’étais terriblement intello.
Lisbeth l’observa avec une soudaine attention dès qu’il prononça le mot « psychiatre ».
— Mais je n’étais pas sûr de pouvoir venir à bout des études. Alors, après le lycée, j’ai suivi une formation de soudeur et ensuite j’ai exercé ce métier pendant quelques années.
Il hocha la tête comme pour confirmer qu’il disait vrai.
— Je trouvais que c’était une bonne idée d’avoir une formation dans la poche si jamais je foirais les études de médecine. Et il n’y a pas une énorme différence entre un soudeur et un médecin. Dans les deux cas, c’est une sorte de bricolage. Et maintenant je travaille ici à Sahlgrenska où je répare des gens comme toi.
Elle fronça les sourcils en se demandant avec méfiance s’il se fichait d’elle. Mais il avait l’air tout à fait sérieux.
— Lisbeth… je me demandais…
Il resta silencieux si longtemps que Lisbeth eut presque envie de lui demander ce qu’il voulait. Mais elle se maîtrisa et attendit.
— Je me demandais si tu te fâcherais contre moi si je te posais une question privée et personnelle. Je voudrais te la poser en tant que personne privée. Je veux dire, pas en tant que médecin. Je ne vais pas noter ta réponse et je ne vais pas la discuter avec qui que ce soit. Tu n’as pas besoin de répondre si tu ne veux pas.
— Quoi ?
— C’est une question indiscrète et personnelle.
Elle rencontra son regard.
— Depuis l’époque où on t’a enfermée à Sankt Stefan à Uppsala quand tu avais douze ans, tu as refusé de répondre chaque fois qu’un psychiatre a essayé de parler avec toi. Comment ça se fait ?
Les yeux de Lisbeth Salander s’assombrirent un peu. Elle contempla Anders Jonasson avec un regard dépourvu de la moindre expression. Elle resta silencieuse pendant deux minutes.
— Pourquoi tu demandes ça ? finit-elle par demander.
— Pour tout te dire, je ne suis pas très sûr. Je crois que j’essaie de comprendre quelque chose.
La bouche de Lisbeth se crispa légèrement.
— Je ne parle pas avec les docteurs des fous parce qu’ils n’écoutent jamais ce que je dis.
Anders Jonasson hocha la tête puis brusquement se mit à rire.
— OK. Dis-moi… qu’est-ce que tu penses de Peter Teleborian ?
Anders Jonasson avait lancé le nom de façon tellement inattendue que Lisbeth sursauta presque. Ses yeux s’étrécirent considérablement.
— C’est quoi, ce putain de truc ? Quitte ou double ? Qu’est-ce que tu cherches, là ?
Sa voix sonna tout à coup comme du papier de verre. Anders Jonasson se pencha tellement près d’elle qu’il venait presque envahir son territoire personnel.
— Parce qu’un… comment tu disais déjà… docteur des fous du nom de Peter Teleborian, qui n’est pas totalement inconnu dans mon corps de métier, m’a entrepris par deux fois ces derniers jours pour essayer d’obtenir la possibilité de t’examiner.
Lisbeth sentit soudain un courant glacé lui ruisseler dans le dos.
— Le tribunal d’instance va le désigner pour faire ton évaluation psychiatrique légale.
— Et ?
— Je n’aime pas Peter Teleborian. Je lui ai refusé l’accès. La deuxième fois, il a surgi inopinément et a essayé d’entrer en fraude en baratinant une infirmière.
Lisbeth serra la bouche.
— Son comportement m’a paru un peu bizarre et un peu trop insistant pour être normal. D’où mon envie de savoir ce que tu penses de lui.
Cette fois-ci, ce fut au tour d’Anders Jonasson d’attendre patiemment que Lisbeth Salander veuille parler.
— Teleborian est un salaud, répondit-elle finalement.
— Y a-t-il une affaire personnelle entre vous ?
— On peut dire ça, oui.
— J’ai aussi eu un entretien avec un gars des autorités qui pour ainsi dire voudrait que je laisse Teleborian avoir accès à toi.
— Et ?
— Je lui ai demandé s’il avait la compétence de médecin pour juger de ton état, puis je lui ai dit d’aller se faire foutre. Quoique en termes un peu plus diplomatiques.
— OK.
— Une dernière question. Pourquoi est-ce que tu me dis tout ça ?
— Tu me l’as demandé.
— Oui. Mais je suis médecin et j’ai fait de la psychiatrie. Alors pourquoi est-ce que tu me parles ? Dois-je comprendre que c’est parce que tu as une certaine confiance en moi ?
Elle ne répondit pas.
— Alors je choisis de l’interpréter ainsi. Je veux que tu saches que tu es ma patiente. Cela veut dire que je travaille pour toi et pas pour quelqu’un d’autre.
Elle le regarda avec méfiance. Il l’observa en silence pendant un moment. Puis il parla sur un ton léger.
— D’un point de vue médical, tu es plus ou moins rétablie. Tu as besoin de quelques semaines supplémentaires en convalescence. Mais malheureusement, tu te portes comme un charme.
— Malheureusement ?
— Oui. Il lui adressa un petit sourire. Tu te portes carrément beaucoup trop bien.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je veux dire que je n’ai plus de raison justifiable de te garder isolée ici et que la procureur va bientôt pouvoir demander ton transfert vers une maison d’arrêt à Stockholm en attendant le procès qui aura lieu dans six semaines. A mon avis, cette demande va nous tomber dessus dès la semaine prochaine. Et cela veut dire que Peter Teleborian va avoir l’occasion de t’examiner.
Elle resta totalement immobile dans le lit. Anders Jonasson eut l’air embêté et se pencha en avant pour arranger l’oreiller. Il parla fort comme s’il réfléchissait à haute voix.
— Tu n’as pas mal à la tête et tu n’as pas de fièvre, et il est probable que le Dr Endrin te fera quitter l’hôpital.
Il se leva soudain.
— Merci de m’avoir parlé. Je reviendrai te voir avant que tu sois transférée.
Il était arrivé à la porte quand elle parla.
— Docteur Jonasson.
Il se tourna vers elle.
— Merci.
Il hocha brièvement la tête avant de sortir et de fermer la porte à clé.
LISBETH SALANDER GARDA LONGTEMPS les yeux fixés sur la porte verrouillée. Pour finir, elle s’allongea et regarda le plafond.
Ce fut alors qu’elle découvrit qu’il y avait quelque chose de dur sous sa nuque. Elle souleva l’oreiller et eut la surprise de voir un sachet en tissu qui définitivement ne s’y était pas trouvé auparavant. Elle l’ouvrit et vit sans rien comprendre un ordinateur de poche Palm Tungsten T3 avec un chargeur de batteries. Puis elle regarda l’ordinateur d’un peu plus près et vit une petite rayure sur le bord supérieur. Son cœur fit un bond. C’est mon Palm. Mais comment… Sidérée, elle déplaça le regard vers la porte fermée à clé. Anders Jonasson était un homme plein de surprises. Elle alluma l’ordinateur et découvrit très vite qu’il était protégé par un mot de passe.
Elle regarda, frustrée, l’écran qui clignotait avec impatience. Et comment ces cons s’imaginent-ils que je vais… Puis elle regarda dans le sachet en tissu et découvrit au fond un bout de papier plié. Elle l’extirpa, l’ouvrit et lut la ligne écrite d’une écriture soignée.
C’est toi, la reine des hackers, non ? Tas qu’à trouver ! Super B.
Lisbeth rit pour la première fois en plusieurs semaines. Merci pour la monnaie de sa pièce ! Elle réfléchit quelques secondes. Puis elle saisit le stylet et écrivit la combinaison 9277, qui correspondait aux lettres WASP sur le clavier. C’était le code que Foutu Super Blomkvist avait été obligé de trouver lorsqu’il s’était introduit dans son appartement dans Fiskargatan à Mosebacke et avait déclenché l’alarme.
Ça ne marcha pas.
Elle essaya 78737 correspondant aux lettres SUPER.
Ça ne marcha pas non plus. Ce Foutu Super Blomkvist avait forcément envie qu’elle utilise l’ordinateur, il devait donc avoir choisi un mot de passe relativement simple. Il avait signé Super Blomkvist, surnom que d’ordinaire il détestait. Elle fit ses associations, réfléchit un moment. A tous les coups, il y avait de la vanne dans l’air. Elle pianota 3434, pour FIFI.
L’ordinateur se mit docilement en marche. Elle eut droit à un émoticône souriant avec une bulle.
[Tu vois, c’était pas trop compliqué. Je propose que tu cliques sur Mes documents.]
Elle trouva immédiatement le document [Salut Sally] tout en haut de la liste. Double-cliqua et lut.
[Pour commencer : ceci est entre toi et moi. Ton avocate, ma sœur Annika donc, ignore totalement que tu as accès à cet ordinateur. Il faut que ça reste ainsi.
Je ne sais absolument pas dans quelle mesure tu es au courant de ce qui se passe à l’extérieur de ta chambre verrouillée, mais sache que bizarrement, en dépit de ton caractère, un certain nombre de crétins pleins de loyauté travaillent pour toi. Quand tout ça sera terminé, je vais fonder une association de bienfaisance que j’appellerai les Chevaliers de la Table Dingue, dont le seul but sera d’organiser un dîner annuel où on se fendra la gueule en disant du mal de toi. (Non – tu n’es pas invitée.)
Bon. Venons-en au fait. Annika est en train de se préparer pour le procès. Un problème dans ce contexte est évidemment qu’elle travaille pour toi et qu’elle est adepte de toutes ces conneries d’intégrité. Ça veut dire qu’elle ne me dit même pas, à moi, de quoi vous discutez toutes les deux, ce qui est un peu handicapant. Heureusement, elle accepte de recevoir des informations.
Il faut qu’on se mette d’accord, toi et moi. N’utilise pas mon adresse mail. Je suis peut-être parano, mais j’ai de bonnes raisons de croire que je ne suis pas le seul à la consulter. Si tu as quelque chose à livrer, entre dans le groupe Yahoo [Table-Dingue]. Identité Fifi et mot de passe : f9i2f7i7. Mikael]
Lisbeth lut deux fois la lettre de Mikael et regarda l’ordinateur de poche avec perplexité. Après une période de célibat informatique total, elle était en état de cybermanque incommensurable. Elle se dit que Super Blomkvist avait bien réfléchi avec ses pieds quand il avait entrepris de lui passer en fraude un ordinateur mais en oubliant totalement qu’elle avait besoin d’un téléphone portable pour obtenir le réseau.
Elle en était là de ses réflexions lorsqu’elle entendit des pas dans le couloir. Elle ferma immédiatement l’ordinateur et l’enfonça sous l’oreiller. La clé tournait dans la serrure quand elle réalisa que le sachet en tissu et le chargeur étaient toujours sur la table de chevet. Elle tendit la main et fourra à toute vitesse le sachet sous la couverture et coinça le câble de raccord et le chargeur entre ses jambes. Elle était sagement allongée en train de regarder le plafond lorsque l’infirmière de nuit entra et la salua aimablement, lui demanda comment elle allait et si elle avait besoin de quelque chose.
Lisbeth expliqua que tout allait bien sauf qu’elle avait besoin d’un paquet de cigarettes. Cette demande fut gentiment mais fermement refusée. Mais elle eut droit à un paquet de chewing-gums à la nicotine. Quand l’infirmière referma la porte, Lisbeth entraperçut le vigile de chez Securitas en poste sur sa chaise dans le couloir. Lisbeth attendit d’entendre les pas s’éloigner avant de ressortir l’ordinateur de poche.
Elle l’alluma et chercha le réseau. La sensation fut proche du choc lorsque l’ordinateur indiqua soudain qu’il avait trouvé un réseau et l’avait verrouillé.
Contact avec le réseau. C’est pas possible.
Elle sauta du lit si vite qu’une douleur fusa dans sa hanche blessée. Elle jeta un regard ahuri partout dans la pièce. Comment ? Elle en fit lentement le tour et examina le moindre recoin… Non, il n’y a pas de téléphone portable dans la pièce. Pourtant elle obtenait un réseau. Puis un sourire en biais se répandit sur son visage. Le réseau était forcément un sans-fil et la connection via un téléphone portable avec Bluetooth, opérant sans problème dans un rayon de dix-douze mètres. Son regard se porta vers une grille d’aération en haut du mur.
Super Blomkvist avait planté un téléphone juste à côté de sa chambre. C’était la seule explication. Mais pourquoi ne pas faire entrer carrément le téléphone dans sa chambre… La batterie. Bien sûr !
Son Palm avait besoin d’être rechargé tous les trois jours à peu près. Un portable qu’elle mettrait à rude épreuve en surfant épuiserait rapidement sa batterie. Blomkvist, ou plutôt celui qu’il avait recruté et qui se trouvait là-dehors, devait régulièrement changer la batterie.
Par contre, il lui avait évidemment fourni le chargeur de son Palm. Il fallait qu’elle l’ait sous la main. C’était plus facile de cacher et d’utiliser un seul objet que deux. Pas si con que ça après tout, le Super Blomkvist.
Lisbeth commença par se demander où elle allait planquer l’ordinateur. Il fallait trouver une cachette. A part la prise électrique à côté de la porte, il y en avait une autre dans le panneau derrière son lit, à laquelle la lampe de chevet et le réveil digital étaient branchés. Le poste de radio ayant été retiré du bloc de chevet, cela laissait une cavité. Elle sourit. Aussi bien le chargeur que l’ordinateur de poche y trouvaient leur place. Elle pouvait utiliser la prise de la table de chevet pour laisser l’ordinateur se charger pendant la journée.
LISBETH SALANDER ÉTAIT HEUREUSE. Son cœur battait la chamade lorsque, pour la première fois en deux mois, elle alluma l’ordinateur de poche et partit sur le Net.
Surfer avec un ordinateur de poche Palm avec un écran minuscule et un stylet n’était pas aussi simple que surfer avec un PowerBook avec un écran de 17 pouces. Mais elle était connectée. De son lit à Sahlgrenska elle pouvait atteindre le monde entier.
Pour commencer, elle alla sur un site privé qui faisait de la pub pour des photos relativement inintéressantes d’un photographe amateur du nom de Bill Bates à Jobsville, Pennsylvanie. Un jour, Lisbeth avait vérifié et constaté que Jobsville n’existait pas. Malgré cela, Bates avait fait plus de deux cents photos de la localité qu’il avait mises sur son site sous forme de petits onglets. Elle fit défiler jusqu’à la photo n°167 et cliqua sur la loupe. La photo représentait l’église de Jobsville. Elle pointa le curseur sur le sommet du clocher et cliqua. Elle obtint immédiatement une fenêtre qui demandait son identité et son mot de passe. Elle prit le stylet et écrivit Remarkable dans la case identité et A(89)Cx#magnolia comme mot de passe.
Une fenêtre s’afficha : [ERROR – You have the wrong password] et un bouton [OK – Try again]. Lisbeth savait que si elle cliquait sur [O K – Try again] et qu’elle essayait un autre mot de passe, elle aurait la même fenêtre – année après année, elle pouvait essayer à l’infini. Au lieu de cela, elle cliqua sur la lettre O dans le mot [ERROR].
L’écran devint noir. Ensuite une porte animée s’ouvrit et un personnage qui ressemblait à Lara Croft surgit. Une bulle se matérialisa avec le texte [WHO GOES THERE ?]
Elle cliqua sur la bulle et écrivit le mot Wasp. Elle eut immédiatement la réponse [PROVE IT – OR ELSE…] tandis que la Lara Croft animée défaisait le cran de sécurité d’un pistolet. Lisbeth savait que la menace n’était pas totalement fictive. Si elle écrivait le mauvais mot de passe trois fois de suite, la page s’éteindrait et le nom Wasp serait rayé de la liste de membres. Elle écrivit soigneusement le mot de passe MonkeyBusiness.
L’écran changea de forme à nouveau et afficha un fond bleu avec le texte :
[Welcome to Hacker Republic, citizen Wasp. It is 56 days since your last visit. There are 10 citizens online. Do you want to (a) Browse the Forum (b) Send a Message (c) Search the Archive (d) Talk (e) Get laid ?]
Elle cliqua sur [(d) Talk], passa ensuite dans le menu [Who’s online ?] et reçut une liste avec les noms Andy, Bambi, Dakota, Jabba, Buck Rogers, Mandrake, Pred, Slip, SisterJen, SixOfOne et Trinity.
[Hi gang], écrivit Wasp.
[Wasp. That really U ?] écrivit SixOfOne immédiatement.
[Look who’s home.]
[Où t’étais ?] demanda Trinity.
[Plague disait que t’as des emmerdes], écrivit Dakota.
Lisbeth n’était pas certaine, mais elle pensait que Dakota était une femme. Les autres membres en ligne, y compris celui qui se faisait appeler SisterJen, étaient des hommes. Hacker Republic avait en tout et pour tout (la dernière fois qu’elle s’était connectée) soixante-deux membres, dont quatre filles.
[Salut Trinity], écrivit Lisbeth.
[Salut tout le monde.]
[Pourquoi tu dis bonjour qu’à Trin ? On n’est pas des pestiférés], écrivit Dakota.
[On est sorti ensemble], écrivit Trinity.
[Wasp ne fréquente que des gens intelligents.]
Il reçut immédiatement va te faire de cinq côtés. Des soixante-deux citoyens, Wasp en avait rencontré deux dans la vraie vie. Plague, qui exceptionnellement n’était pas online, en était un. Trinity était l’autre. Il était anglais et domicilié à Londres. Deux ans plus tôt, elle l’avait rencontré pendant quelques heures, quand il les avait aidés, Mikael Blomkvist et elle, dans la chasse à Harriet Vanger, en établissant une écoute téléphonique clandestine dans la paisible banlieue de St. Albans. Lisbeth se démenait avec le stylet électronique peu commode et regrettait de ne pas avoir un clavier.
[T’es toujours là ?] demanda Mandrake.
Elle pointa les lettres l’une après l’autre.
[Sony. J’ai qu’un Palm. Ça va pas vite.]
[Qu’est-ce qu’est arrivé à ton ordi ?] demanda Pred.
[Mon ordi va bien. C’est moi qui ai des problèmes.]
[Raconte à grand frère], écrivit Slip.
[L’Etat me garde prisonnière.]
[Quoi ? Pourquoi ?] La réponse fusa immédiatement de trois des chatteurs.
Lisbeth résuma sa situation sur cinq lignes qui furent accueillies par ce qui ressemblait à un murmure préoccupé.
[Comment tu vas ?] demanda Trinity.
[J’ai un trou dans le crâne.]
[Je remarque aucune différence], constata Bambi.
[Wasp a toujours eu de l’air dans le crâne], dit SisterJen, avant d’enchaîner sur une série d’invectives péjoratives sur les capacités intellectuelles de Wasp.
Lisbeth sourit. La conversation fut reprise par une réplique de Dakota.
[Attendez. On est confronté à une attaque contre un citoyen de Hacker Republic. Quelle sera notre réponse ?]
[Attaque nucléaire sur Stockholm ?] proposa SixOfOne.
[Non, ce serait exagéré], dit Wasp.
[Une bombe miniature ?]
[Va te faire voir, SixOO.]
[On pourrait éteindre Stockholm], proposa Mandrake.
[Un virus qui éteint le gouvernement ?]
D’UNE MANIÈRE GÉNÉRALE, les citoyens de Hacker Republic ne répandaient pas de virus. Au contraire – c’était des hackers et par conséquent des adversaires farouches des crétins qui balancent des virus informatiques dans le seul but de saboter la Toile et naufrager des ordinateurs. C’étaient des drogués d’informations, par contre, et qui tenaient à avoir une Toile en état de fonctionnement pour pouvoir la pirater.
En revanche, la proposition d’éteindre le gouvernement suédois n’était pas une menace en l’air. Hacker Republic était un club très exclusif comptant en son sein les meilleurs parmi les meilleurs, une force d’élite que n’importe quelle Défense nationale aurait payée des sommes colossales pour son aide dans des buts cybermilitaires, si tant est que the citizens puissent être incités à ressentir ce genre de loyauté envers un Etat. Ce qui n’était guère vraisemblable.
Mais en même temps, ils étaient des computer wizards et parfaitement au courant de l’art de la fabrication des virus informatiques. Ils n’étaient pas non plus difficiles à convaincre pour réaliser des campagnes spéciales si la situation l’exigeait. Quelques années auparavant, un citizen de Hacker Rep, free-lance concepteur de logiciels en Californie, s’était fait voler un brevet par une start-up, qui de plus avait eu le toupet de traîner le citoyen devant la justice. Ceci avait amené tous les activistes de Hacker Rep à consacrer une énergie remarquable pendant six mois à pirater et détruire tous les ordinateurs de cette société. Chaque secret d’affaires et chaque mail – ainsi que quelques documents fabriqués qui pouvaient laisser croire que la société s’adonnait à la fraude fiscale – étaient joyeusement exposés sur le Net en même temps que des informations sur la maîtresse secrète du PDG et des photos d’une fête à Hollywood où le même PDG sniffait de la coke. La société avait fait faillite au bout de six mois et, bien que plusieurs années se soient écoulées depuis, quelques membres rancuniers de la milice populaire de Hacker Republic continuaient à hanter l’ancien PDG.
Si une cinquantaine des hackers les plus éminents au monde décidaient de s’unir pour une attaque commune contre un Etat, cet Etat survivrait probablement mais pas sans des problèmes considérables. Les coûts s’élèveraient sans doute à des milliards si Lisbeth tournait le pouce vers le haut. Elle réfléchit un instant.
[Pas pour le moment. Mais si les choses se goupillent pas comme je veux, je demanderai peut-être de l’aide.]
[T’as qu’à le dire], dit Dakota.
[Ça fait longtemps qu’on n’a pas emmerdé un gouvernement], dit Mandrake.
[J’ai une proposition, l’idée générale c’est d’inverser le système de paiement des impôts. Un programme qui serait comme fait sur mesure pour un petit pays comme la Norvège], écrivit Bambi.
[C’est bien, sauf que Stockholm c’est en Suède], écrivit Trinity.
[On s’en fout. Tout ce qu’on a à faire, c’est…]
LISBETH SALANDER SE PENCHA EN ARRIÈRE contre l’oreiller et suivit la conversation avec un petit sourire. Elle se demanda pourquoi elle, qui avait tant de mal à parler d’elle-même aux personnes qu’elle rencontrait face à face, révélait sans le moindre problème ses secrets les plus intimes à une bande de farfelus totalement inconnus sur Internet. Mais le fait était que si Lisbeth Salander avait une famille et un groupe d’appartenance, c’était justement ces fêlés complets. Aucun d’eux n’avait réellement la possibilité de l’aider dans ses déboires avec l’Etat suédois. Mais elle savait qu’au besoin ils consacreraient un temps et une énergie considérables à des démonstrations de force appropriées. Grâce au réseau du Net, elle pourrait aussi trouver des cachettes à l’étranger. C’était Plague qui l’avait aidée à se procurer le passeport norvégien au nom d’Irene Nesser.
Lisbeth ignorait tout de l’apparence physique des citoyens de Hacker Rep et elle n’avait qu’une vague idée de ce qu’ils faisaient hors du Net – les citoyens étaient particulièrement vagues au sujet de leurs identités. SixOfOne par exemple, prétendait qu’il était un citoyen américain noir, mâle et d’origine catholique, domicilié à Toronto au Canada. Il aurait tout aussi bien pu être blanche, femme, luthérienne et domiciliée à Skövde en Suède.
Celui qu’elle connaissait le mieux était Plague – c’était lui qui un jour l’avait présentée à la famille, et personne ne devenait membre de cette société exclusive sans des recommandations particulièrement appuyées. Celui qui devenait membre devait en plus connaître personnellement un autre citoyen – dans le cas de Lisbeth, Plague.
Sur le Net, Plague était un citoyen intelligent et socialement doué. En réalité, il était un trentenaire obèse et asocial avec une pension d’invalidité, qui habitait à Sundbyberg. Il se lavait franchement trop peu souvent et son appartement puait. Lisbeth limitait au maximum ses visites chez lui. Le fréquenter sur le Net était amplement suffisant.
Tandis que le chat se poursuivait, Wasp téléchargea les mails parvenus dans sa boîte aux lettres privée à Hacker Rep. Un mail de Poison contenait une version améliorée de son programme Asphyxia 1.3 mise à la disposition de tous les citoyens de la république dans les archives. Le logiciel Asphyxia permettait de contrôler les ordinateurs d’autres personnes à partir d’Internet. Poison expliqua qu’il avait utilisé le programme avec succès et que sa version améliorée couvrait les dernières versions d’Unix, d’Apple et de Windows. Elle lui envoya une courte réponse et le remercia de la mise à jour.
Pendant l’heure suivante, alors que le soir tombait sur les Etats-Unis, une demi-douzaine de nouveaux citizens s’étaient connectés, avaient souhaité la bienvenue à Wasp et s’étaient mêlés à la discussion. Quand Lisbeth finit par quitter, le débat traitait de la possibilité d’amener l’ordinateur du Premier ministre suédois à envoyer des messages polis mais totalement azimutés à d’autres chefs de gouvernement dans le monde. Un groupe de travail s’était créé pour étoffer la question. Lisbeth termina en pianotant une courte contribution du bout de son stylet.
[Continuez à parler mais ne faites rien sans mon accord. Je reviens quand je pourrai me connecter.]
Tout le monde dit « bisous, bisous » et lui recommanda de prendre soin du trou dans son crâne.
UNE FOIS DÉCONNECTÉE DE HACKER REPUBLIC, Lisbeth entra dans [ www yahoo com ] et se connecta au newsgroup [Table-Dingue]. Elle découvrit que le forum avait deux membres, elle-même et Mikael Blomkvist. La boîte aux lettres contenait un seul mail qui avait été envoyé deux jours plus tôt. Il avait pour objet [Lis d’abord ceci].
[Salut Sally. Voici la situation en ce moment :
La police n’a pas encore trouvé ton adresse et elle n’a pas accès au DVD du viol de Bjurman. Ce DVD représente une preuve très lourde mais je ne veux pas le donner à Annika sans ton autorisation. J’ai aussi les clés de ton appartement et le passeport au nom d’Irene Nesser.
Par contre, la police a le sac à dos que tu avais à Gosseberga. Je ne sais pas s’il contient quelque chose de compromettant.]
Lisbeth réfléchit un moment. Bof. Un thermos à moitié rempli de café, quelques pommes et des vêtements de rechange. Pas d’inquiétude à avoir.
[Tu seras poursuivie pour coups et blessures aggravés, assortis de tentative d’homicide sur Zalachenko ainsi que coups et blessures aggravés sur Carl-Magnus Lundin du MC Svavelsjö à Stallarholmen – ils considèrent que tu lui as tiré une balle dans le pied et donné un coup de pied qui lui a brisé la mâchoire. Une source fiable à la police nous informe cependant que, dans les deux cas, les preuves sont un peu floues. Ce qui suit est important :
(1) Avant que Zalachenko soit tué, il a tout nié et affirmé que ça devait être Niedermann qui t’avait tiré dessus et qui t’avait enterrée dans la forêt. Il a fait une déposition contre toi pour tentative d’homicide. Le procureur va insister sur le fait que c’est la deuxième fois que tu essaies de tuer Zalachenko.
(2) Ni Magge Lundin ni Benny Nieminen n’a dit un mot sur ce qui s’est passé à Stallarholmen. Lundin est arrêté pour l’enlèvement de Miriam Wu. Nieminen a été relâché.]
Lisbeth soupesa les mots de Mikael et haussa les épaules. Elle avait déjà discuté tout cela avec Annika Giannini. C’était une situation merdique mais pas des nouvelles. Elle avait rendu compte, le cœur sur la main, de tout ce qui s’était passé à Gosseberga, mais elle s’était abstenue de donner des détails sur Bjurman.
[Pendant quinze ans, Zala a été protégé pratiquement quoi qu’il entreprenne. Des carrières se sont construites sur l’importance de Zalachenko. A quelques occasions, on a aidé Zala en faisant le ménage après ses frasques. Tout cela est criminel. Autrement dit, des autorités suédoises ont aidé à occulter des crimes contre des individus.
Si cela venait à être connu, il y aurait un scandale politique qui toucherait des gouvernements de droite aussi bien que sociaux-démocrates. Cela signifie surtout qu’un certain nombre de hauts responsables de la Säpo seraient jetés en pâture et désignés comme ayant soutenu des activités criminelles et immorales. Même si les crimes individuels sont prescrits, il y aura scandale. Il s’agit de poids lourds qui sont aujourd’hui à la retraite ou pas loin.
Ils vont tout faire pour limiter les dégâts et c’est là que tout à coup tu redeviens un pion dans le jeu. Cette fois-ci, il ne s’agit cependant pas de sacrifier un pion sur le plateau de jeu – il s’agit de limiter activement les dégâts pour leur propre compte. Donc, tu seras obligatoirement coincée.]
Lisbeth se mordit pensivement la lèvre inférieure.
[Voici comment ça fonctionne : ils savent qu’ils ne vont pas pouvoir conserver le secret sur Zalachenko beaucoup plus longtemps. Je connais l’histoire et je suis journaliste. Ils savent que tôt ou tard, je vais publier. Ça n’a plus trop d’importance puisqu’il est mort. Maintenant c’est pour leur propre survie qu’ils se battent. Les points suivants sont par conséquent tout en haut de leur liste de priorités :
(1) Ils doivent persuader le tribunal de grande instance (c’est-à-dire l’opinion publique) que la décision de t’enfermer à Sankt Stefan en 1991 était une décision légitime – que tu étais réellement psychiquement malade.
(2) Ils doivent distinguer « l’affaire Lisbeth Salander » de « l’affaire Zalachenko ». Ils essaient de se mettre en position de dire que « bien sûr, Zalachenko était un salaud, mais ça n’avait rien à voir avec la décision de boucler sa fille. Elle a été bouclée parce qu’elle était malade mentale – toute autre affirmation ne serait qu’inventions maladives de journalistes aigris. Non, nous n’avons pas assisté Zalachenko lors d’un crime – ce ne sont là que divagations ridicules d’une adolescente malade mentale. »
(3) Le problème est donc que si tu es acquittée lors du procès à venir, ça veut dire que le tribunal affirme que tu n’es pas folle, une preuve donc que ton enfermement en 1991 avait quelque chose de louche. Ça veut dire qu’ils doivent à tout prix être en mesure de te condamner à des soins psychiatriques en institution. Si la cour établit que tu es psychiquement malade, les médias n’auront plus autant envie de continuer à fouiller dans l’affaire Salander. Les médias fonctionnent comme ça.
Tu me suis ?]
Lisbeth hocha la tête pour elle-même. Elle était déjà par venue à ces conclusions depuis longtemps. Le problème était qu’elle ne savait pas très bien comment y remédier.
[Lisbeth – sérieusement –, ce match se jouera dans les médias et pas dans la salle d’audience. Malheureusement, pour des « raisons d’intégrité », le procès se déroulera à huis clos.
Le jour où Zalachenko a été tué, mon appartement a été cambriolé. Il n’y a pas eu effraction et rien n’a été touché ou modifié – à part une chose. Le dossier provenant de la maison de campagne de Bjurman avec le rapport de Gunnar Björck de 1991 a disparu. En même temps, ma sœur s’est fait agresser et la copie qu’elle détenait a été volée. Ce dossier-là est ta pièce à conviction la plus importante.
J’ai fait comme si nous avions perdu les papiers Zalachenko. En réalité, j’ai en ma possession une troisième copie que je destinais à Armanskij. J’en ai fait plusieurs copies que j’ai dispatchées un peu partout.
Le clan adverse, rassemblant certains responsables et certains psychiatres, s’occupe évidemment aussi de préparer le procès, avec l’aide du procureur Richard Ekström. J’ai une source qui fournit quelques informations sur ce qui se trame, mais je me dis que tu as de meilleures possibilités de trouver des infos adéquates… Dans ce cas, ça urge.
Le procureur va essayer de te faire condamner à un internement en psychiatrie. Pour ça, il se fait aider par ton vieil ami Peter Teleborian.
Annika ne va pas pouvoir se lancer dans une campagne médiatique de la même façon que le ministère public, qui va laisser fuiter des informations à sa convenance. Autrement dit, elle a les mains liées.
Moi par contre, je ne suis pas embarrassé par ce genre de restrictions. Je peux écrire exactement ce que je veux – et de plus, j’ai tout un journal à ma disposition.
Il manque deux détails importants.
(1) Premièrement, je voudrais quelque chose qui démontre que le procureur Ekström collabore aujourd’hui avec Teleborian d’une façon indue et toujours dans l’intention de te placer chez les fous. Je voudrais pouvoir apparaître en prime time et présenter des documents qui anéantissent les arguments du procureur.
(2) Pour pouvoir mener une guerre médiatique contre la Säpo, je dois pouvoir discuter en public de choses que tu considères probablement comme de ton domaine privé. Aspirer à l’anonymat est désormais assez abusif, en considérant tout ce qui a été dit sur toi dans les journaux depuis Pâques. Je dois être en mesure de construire une toute nouvelle image de toi dans les médias – même si à ton avis cela offense ton intimité – et de préférence avec ton accord. Est-ce que tu comprends ce que je veux dire ?]
Elle ouvrit les archives de [Table-Dingue]. Elles contenaient vingt-six documents de taille variable.